Une indéniable impatience parcourt le Chili et les organismes de défense des droits humains. Cette agitation s’appelle mars.
Elle s’appelle mars, car les acteurs sociaux ont manifesté leur détermination à renforcer et à poursuivre la mobilisation sociale amorcée il y a plus de cent jours.
Pour le CODEPU, ces journées longues et tendues ont été l’occasion d’apprendre et d’entreprendre des initiatives afin d’atteindre le plein respect des droits humains et ainsi freiner la répression. D’emblée, nous avons affirmé que la grave et profonde crise que traverse notre pays nécessite des transformations radicales de l’ordre économique, social et politique actuel qui est manifestement injuste et générateur d’inégalités. Nous l’avons fermement souligné le 19 octobre : le malaise et le mécontentement légitime de la population sont le résultat d’une dynamique d’abus et d’injustices à laquelle s’ajoute l’absence de politiques qui permettraient à tous et toutes d’atteindre les droits économiques, sociaux, politiques et culturels élémentaires. Nous ajoutons que les aspirations de justice sociale des citoyen·ne·s, et en particulier des plus démuni·e·s, sont refoulées par les décisions et politiques économiques appliquées et ce, depuis longtemps. Notre pays a construit une société extrêmement inégale. Et cela n’est pas juste.
La première réponse du gouvernement fut de décréter l’état d’urgence. Décision que nous remettons en cause fermement, puisque les résultats ont été catastrophiques. D’où nos dénonciations concernant les mort·e·s, les blessé·e·s, les détenu·e·s, parmi lesquel·le·s plusieurs sont encore incarcéré·e·s suite aux mobilisations protestataires. D’où notre remise en question de la création de lois qui augmentent les peines et les politiques de contrôle, ne faisant que criminaliser la contestation sociale. La phrase « nous sommes en guerre contre un puissant ennemi », prononcée par le président, nous met en garde sur la propension à utiliser la force contre la population qui réclame justice, ce qui n’est nullement justifié.
C’est pour cela que mars nous inquiète.
C’est pourquoi nous considérons comme extrêmement grave que le pouvoir exécutif soit habilité à attribuer aux forces armées le contrôle de l’ordre public. Aussi grave que le fait que les Forces de l’ordre et de la sécurité ne respectent pas les protocoles et utilisent des armes dissuasives qui portent atteinte à la vie, à l’intégrité des manifestant·e·s et leur infligent des mutilations irréparables. Et il est d’autant plus grave que la responsabilité politique des violations graves, massives et systématiques des droits humains ne soit pas assumée par les responsables.
C’est pour cela que mars nous inquiète.
Malgré les missions d’observation d’organismes internationaux de défense des droits humains et le déploiement acharné des instances nationales, les violations des droits humains se poursuivent. Les récents passages à tabac de manifestant·e·s par des policiers sont des actes très graves qui ne peuvent être résolus par le licenciement des fonctionnaires ayant commis ces actes. L’institution des Carabiniers a été entraînée par les autorités dans une logique répressive qui augmente sa mauvaise réputation et aggrave sa crise. La crise des Carabiniers ne sera surmontée que par une véritable restructuration sur de nouvelles bases et l’incorporation effective d’une nouvelle doctrine dans laquelle le contrôle de l’ordre public va de main avec le plein respect des droits humains.
C’est pour cela que mars nous inquiète.
Nous constatons qu’en dépit des dénonciations, des centaines de griefs et des requêtes de protection présentées devant les tribunaux, les autorités compétentes du pays ne perçoivent pas l’ampleur des événements. Nous sommes informés par la presse de l’achat de davantage de chars policiers et de l’utilisation de nouveaux éléments dont des fusils antiémeutes et que face à la remise en question des méthodes utilisées jusqu’à présent, les réponses visent à rendre les fournisseurs d’armes responsables. Signifiant que l’État et les autorités compétentes n’ont aucune responsabilité dans les décisions d’approvisionnement, de manipulation et d’utilisation des forces de l’ordre.
C’est pour cela que mars nous inquiète.
Car nous percevons que les acteurs sociaux se méfient des élites économiques et politiques qui, pendant tant d’années, n’ont pas répondu à leurs attentes de justice sociale. C’est pourquoi nous avons affirmé en son temps que le Pacte pour la paix sociale et une nouvelle Constitution contenaient plus d’ombres que de lumières. Nous percevons également dans la mobilisation sociale et populaire des indignations, des douleurs, des humiliations, mais aussi les rêves et l’espoir d’un Chili plus juste et respectueux de la dignité des peuples qui habitent notre territoire. Et c’est aussi à ces espoirs que nous souscrivons.
En tant qu’institution de défense des droits humains, nous ferons de notre mieux et encore plus que ce qui a été fait jusqu’à présent : nous continuerons de fournir un appui juridique, médical et psychologique à ceux qui en ont besoin ; nous nous étendrons à d’autres régions où des collaborateurs bénévoles se sont offerts pour promouvoir et défendre les droits humains. Nous dénoncerons toutes les violations des droits humains et nous ferons
un plus grand effort pour que les organismes nationaux de défense des droits humains agissent ensemble. En même temps, nous faisons appel à toute la solidarité internationale pour exiger le respect des droits humains.
Et malgré le fait que mars nous inquiète, nous sommes convaincus que les peuples et toutes les personnes qui habitent ce pays méritent un Chili meilleur.
CODEPU
10 février, 2020
Photos : Hugo Catalán Flores